Légende de l'Est
Samovars de thé brûlant.
Wagons-lits éclairés filant dans la nuit. Immensité de la steppe enneigée. Le Transsibérien porte le train du bout du monde. Dangers, déserts, rêves ou mystères : à bord tout peut arriver. De Moscou à Vladivostok, il faut une semaine pour parcourir les 9.288 km de trajet et s'arrêter dans 990 gares. Née pour développer une région isolée, la ligne est devenue aujourd'hui une véritable croisière à travers les plaines de Sibérie. En voiture !
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Mais pourquoi un train sillonnant pendant des jours une zone désolée fascine-t-il autant ? Terre hostile où l'on envoyait autrefois les condamnés, la Sibérie est à l'image du Far West américain, une contrée de colonisation avec son lot d'aventures et de contraintes. Terrain vierge, terrain sans fin, la voie est libre pour s'imaginer aux premiers jours du monde. Il s'agit ici de s'évader : prolongée jusqu'à Oulan Bator et Pékin, la ligne du Transsibérien, qui désigne aussi par habitude le train, offre les échos lointains d'un voyage mêlé de violons russes, balalaïka et choeurs chinois, comme dans le titre du chanteur Raphaël nommé 'Transsibérien'.
Lac Baïkal glacé, vodka et poisson fumé, bains de source chaude et
promenades sur le fleuve Amour : dans le Transsibérien, on est véritablement ailleurs. Les touristes sont nombreux à se lancer dans ce curieux voyage où le trajet compte plus que la destination.
Des agences se sont donc spécialisées, proposant des formules "Jour de l'an" ou des traversées du cercle polaire. Un périple en chaud-froid.
Un train d'enfer
En 1891, la construction du plus long chemin de fer du monde est lancée. Elle commence simultanément aux deux extrémités de la ligne. Quinze ans plus tard, la voie sera achevée, en avance sur le calendrier. Un véritable exploit, quand on pense à la pénurie de main-d'oeuvre et de matériel (le terrassement s'effectue à la main avec des pelles), au climat glacé ou étouffant, aux nuages de moustiques et aux épidémies.
Pourtant, le Transsibérien doit pouvoir passer partout. Alors on draine les marécages, aplanit les vallées étroites de l'Altaï, dynamite les montagnes. Pour traverser l'énorme lac intérieur Baïkal, on construit même un bac à vapeur brise-glace. C'est au tsar Alexandre II que revient le développement titanesque des infrastructures en Sibérie. Jusqu'alors ce territoire sauvage et reculé était essentiellement exploité pour ses mines d'or, son ivoire et ses fourrures de zibeline, renard ou hermine.
Peuplée par les Tartares et les Cosaques, la Sibérie tient son nom du turco-mongol "Sibir" qui signifie "peuplement très dispersé". Elle n'est devenue russe que lors des conquêtes d'Ivan le Terrible, au XVIe siècle.
Sa population, composée de paysans libres (contrairement au reste du territoire soumis au servage) opposa d'abord au tsar une certaine résistance, avant de céder, faute de moyens. Une fois conquise, la Sibérie semble l'endroit idéal pour exiler les opposants politiques. Trop vaste, pas assez développée, loin de tout pays étranger pour chercher à s'en échapper… Ainsi Dostoïevski fut déporté au bagne d'Omsk où il vécut plusieurs années avec des forçats de droit commun. La naissance du Transsibérien va bouleverser cette vision de no man's land. Plus besoin de transporter par traîneaux passagers et marchandises sur les fleuves gelés ! L'agriculture s'intensifie.
Un programme de colonisation est mis en place, offrant des terres aux paysans qui s'y installent. Trois millions de personnes s'établissent. Entre 1897 et 1914 la population s'accroît de 73 %. Le train qui relie dorénavant Moscou au Pacifique permet aussi le développement des villes et de la vie intellectuelle. La première université de Sibérie est construite à Tomsk en 1880
Entre les canapés en cuir, le piano et les tables du wagon-restaurant, c'est un va-et-vient continuel. Les passagers s'arrêtent au fumoir vitré, s'enfoncent dans les vapeurs d'une baignoire de marbre, vont feuilleter un livre à la bibliothèque. Au début du XXe siècle, les classes de luxe du Transsibérien offrent un grand confort.
Il s'agit d'une véritable petite ville, avec sa population permanente comme l'électricien, le masseur, le dentiste, le cuisinier. L'engin est bichonné et soumis à des rites, en premier celui de la toilette du matin. La longueur du voyage permet aux passagers de lier connaissance, autour d'un festin de caviar ou de harengs.
La société se réunit le soir, quand l'électricité s'allume, en une bruyante gaieté de salon. Le jour, le dorlotement continu de la maison roulante permet la rêverie. Autour ce ne sont que steppes sans bruit, si ce n'est le grésillement de milliards d'insectes, les méandres de l'Oural, le brouillard du matin sur les forêts sombres. Parfois quelques bouleaux émergent comme des îles sur la mer de grandes herbes.
La Volga déploie ses eaux qui miroitent au soleil. Dans ce paysage infini, quelques boeufs, des cigognes, les chemises rouges des moujiks. Les gares aux toits colorés ponctuent le trajet. La population locale profite de cette affluence régulière pour y développer un commerce. Des femmes aux grands châles jaunes ou bleus offrent des poires, des framboises, ou des champignons dans leur panier. Ailleurs ce sont des gâteaux au miel, des melons d'eau ou des poissons séchés. Puis le train repart toujours. Les lampes du Transsibérien jettent une lueur triste sur le bitume mouillé.
On croise des isbas en bois. Des incendies traversent la nuit de leurs
feux fugitifs. Les charrettes et les longues caravanes confirment l'installation progressive des colons. Comme dans un western devenu eastern, ces conquistadores semblent moitié brigands moitié chasseurs, au passé douteux et enterré de criminels ou de voleurs. Le pays est neuf, les
cathédrales inachevées, les places nues. Aux Etats-Unis, c'étaient également les brochures des compagnies ferroviaires qui vantaient la fertilité et l'immensité des terres à peupler. Le train
devient le symbole de la modernité.
La nuit je mens, je prends des trains à travers la plaine
Alors que Monet et Manet peignent les gares envahies de fumée, les locomotives sous les
verrières et les grilles donnant sur les voies, Zola fait d'un train le personnage principal de son roman. Ce sera
'La
Bête humaine', publié en 1890. Le train, rapide, bruyant et linéaire, va devenir le sujet par excellence de la
modernité artistique. En 1913, Blaise Cendrars qui travaille à Moscou chez un
horloger suisse, écrit 'La Prose du Transsibérien'. Dédié aux musiciens, ce long poème reprend les sonorités brutes du train pour donner un nouveau rythme au langage. Cendrars joue alors sur les
allitérations qui imitent les sons métalliques et les essaims d'étincelles. Il alterne vers longs et vers courts pour accentuer la cadence : "Les démons
sont déchaînés / Ferrailles / Tout est un faux accord / Le broun-roun-roun des roues / Chocs / Rebondissements." Il parle d'un train qui fait
des sauts périlleux et retombe sur ses roues, de locomotives qui s'enfuient en folie. Alors qu'il approche de la Mongolie, le tempo devient effréné. Le poète perçoit dans le grincement perpétuel
des roues les accents fous et les sanglots d'une éternelle liturgie. Bilboquets du diable, trictrac, échecs et billards : la voie ferrée est la nouvelle géométrie.
Cendrars fuit, il s'imagine brigand, ayant volé un trésor qu'il va, grâce
au Transsibérien, cacher de l'autre côté du monde.
Train de la liberté et du danger, le Transsibérien court et s'enfuit. Itinéraire de légende, il représente le cosmopolitisme, le mélange de cultures et le parcours des extrêmes, entre profondeurs
abyssales des lacs, péninsules volcaniques et aurores boréales. "Dans la plaine immense, entre les collines et les monts sauvages, le train du siècle
évanoui, pour lequel on a abattu des forêts, détourné des fleuves, posé des milliers de mètres de rail et construit des centaines de ponts, est à la mesure de la
démesure."